Etonnant mélange d'éléments postromantiques, fortement dominants dans les deux premiers mouvements, et d'idiomes personnels déjà constitués, le tout affirmé avec une force qui impressionne, ce Premier quatuor de Bartok est une de ces oeuvres décisives dans la même trajectoire d'un créateur, par lesquelles il assume et par là-même, dans une certaine mesure, liquide son héritage, tout en dessinant déjà très fermement les voies de sa future personnalité. Même si l'oeuvre n'arrive qu'en trente-huitième position dans le catalogue chronologique exhaustif dressé par Halsey Stevens, on peut considérer que voici le véritable opus 1 du compositeur hongrois.
La date de composition est importante. Rappelons qu'après la mise à mal des assises sur lesquelles repose la musique depuis deux siècles commencée par Wagner, en ces années 1907-1908, rien n'est encore reconstruit. L'heure est aux remises en cause, aux doutes et aux incertitudes, comme en témoigne cette partie qui s'engage autour de la tonalité, avec d'un côté les tenants d'un système qu'il faut en tout état de cause modidier (Debussy, Ravel, Bartok), et de l'autre des «révolutionnaires» encore timides, qui ne cessent de proclamer leur attachement à la tradition (Schoenberg, Webern).
Notons que la division en mouvements ne doit pas tromper : l'oeuvre est une, en un seul jet continu qui va s'accélérant peu à peu du Lento initial au Presto terminal, une poussée inexorable qu'on perçoit bien malgré les différentes digressions du tempo. Zoltán Kodály relève à propos de ce quatuor la notion «d'unité psychologique», dont cette conception d'un temps en accélération continue ne serait, somme toute, que le reflet, ainsi que la dimension «retour à la vie» que revêt à ses yeux ce quatuor (faisant par là allusion à un épisode amoureux de la vie de Bartok qui se clôt au moment où commence la composition du quatuor).
Quoi qu'il en soit réellement, si cette «unité psychologique» est la signature d'un homme, nul doute que dans cette farouche tension («ce refus de s'abandonner, même dans la joie», écrit Pierre Citron), dans cette intense spiritualité dont l'écriture de l'oeuvre témoigne (Lento initial), ce ne soit déjà Bartok tout entier qui s'exprime. Musique programmatique ? Sans doute. Et le geste, en l'occurrence, a valeur d'emblème.