Les travaux de Michel Imberty en psychologie du développement musical ont permis de sti- muler la ré exion quant à l’étude des mécanismes impliqués dans l’acquisition de la tonalité chez l’enfant occidental. Ces travaux qui sont considérés parmi les pionniers en France ont été marqués à leurs débuts par la perspective piagétienne, évoluant par la suite pour s’en écarter et adopter un positionnement qui s’inscrit plutôt dans le cognitivisme. Quand j’ai pris connaissance des travaux d’Imberty dans ce domaine et surtout de l’ou- vrage intitulé «l’acquisition des structures tonales chez l’enfant», j’étais aussitôt fascinée par la rigueur méthodologique et la pertinence des tâches proposées. Ceci m’a incitée à ré échir au développement du sens musical de l’enfant par rapport à la culture dont je suis originaire et plus particulièrement en Tunisie. J’ai pour cela développé dans le cadre de ma thèse une ré exion sur le développement du sens musical de l’enfant tunisien d’âge scolaire, posant la possibilité de son imprégnation par le système modal spéci que à la culture musicale arabe. Sur le plan pratique, je me suis inspirée d’une expérience qui a été effectuée par Imberty au cours de son étude de l’acquisition des structures tonales chez l’enfant occidental. Cette expérience propose l’articulation simultanée de trois types de tâches: une tâche de mémorisation, une tâche d’achèvement mélodique et une tâche de production vocale. J’ai essayé de reprendre le principe de ces tâches en les adaptant aux spéci cités de la musique modale, procédant à une étude transversale d’un échantillon de 102 enfants tunisiens de 6 à 13 ans. Cette étude a abouti à un riche panorama d’observa- tions et de constatations con rmant la particularité de la pensée musicale propre à l’enfant arabe. Aussi, cette étude a permis de formuler une esquisse d’un modèle de développe- ment de ce qui a été quali é au départ de « sens modal ». Ce modèle propose des pistes de ré exions intéressantes qui méritent davantage d’approfondissement. L’objectif de cette intervention est double: d’abord, présenter l’approche développée sur l’acquisition du système modal arabe chez l’enfant tunisien d’âge scolaire en précisant l’ap- port des travaux d’Imberty. Et, ensuite, situer cette approche par rapport aux recherches dans ce domaine en général et par rapport aux recherches musicologiques en Tunisie en particulier. Cette intervention sera structurée en deux parties :
la première présente l’étude menée dans le cadre de ma thèse dirigée par Michel Imberty. Cette partie met en valeur les dif cultés de l’adaptation de l’approche expérimentale à la spéci cité de la musique modale et au contexte socioculturel tunisien.
Michel Imberty : la psychologie de la musique au-delà des sciences cognitives - 1er jour
Si les travaux de Michel Imberty dans le domaine de la psychologie cognitive de la musique sont connus (Entendre la musique, 1979, Les écritures du temps, 1981), ils ne s’inscrivent dans les courants comportementalistes et structuralistes de l’époque que d’une manière particulière et partielle. Dans ces ouvrages comme dans les nombreux articles qui suivront, progressivement se dégagent deux thèmes interdisciplinaires et surtout une position épistémologique plus proche de celle de l’anthropologie ou de l’ethnomusicologie, position qu’on pourrait qualifier de phénoménologique. Ces deux thèmes sont d’une part la temporalité et /ou le temps musical – le plus ancien dans sa réflexion - , la nature et l’origine de la musicalité humaine d’autre part, concept central développé parallèlement dans l’ouvrage de 2005, La musique creuse le temps. Or c’est aussi dans cet ouvrage que la position phénoménologique du chercheur est affirmée, car la réflexion sur le temps musical pose non seulement des problèmes de cognition au sens classique, mais des problèmes de sens et de signification qui étaient déjà la matière des deux premiers ouvrages. Le sens pose la question de l’intentionnalité, et on ne peut travailler sur la musique – comme sur toute œuvre humaine – sans s’interroger à la fois sur les conduites (du compositeur, de l’exécutant-interprète, de l’auditeur), et sur le sens que ces conduites ont pour ceux qui en sont les actants intentionnels. Plus encore, on ne peut le faire sans s’interroger sur le sens que tout cela prend pour le chercheur lui-même, le sens qu’il donne à sa recherche par rapport à ce que les sujets qu’il interroge en perçoivent eux-mêmes.
En interrogeant la musique à travers un large champ de recherche, qui va des théories psychanalytiques au bouclage du temps dans un parcours « proto-narratif » tel que la biologie contemporaine en relève les traces dans le fonctionnement cérébral, Michel Imberty a ouvert un espace considérable à l'interprétation des faits musicaux, et ses écrits interrogent aussi bien le musicologue et l'analyste de la musique que le psychologue ou le philosophe qui s'intéresse à la manière dont l'être humain donne sens à la temporalité. Ce colloque, intitulé « Michel Imberty, la psychologie de la musique au delà des sciences cognitives » se propose d’accueillir les contributions de chercheurs qui ont été à un moment ou à un autre de leur parcours, marqués par cette pensée qui fait entendre le fait musical sous un angle radicalement renouvelé.