La théorie de l’intonation issue des travaux de Boris Assa ev (1884-1949) et de Boleslav Yavorsky (1877-1942) est devenue une pierre angulaire de la musicologie russe. Elle a pu en grande partie être assimilée par certaines écoles de l’Europe de l’Est (Hongrie, Pologne…), mais elle demeure toujours très peu connue en dehors de cet espace. Cependant, plusieurs démarches théoriques indépendantes développées à partir des années 1980 dans les pays d’Occident s’en rapprochent remarquablement. Il s’agit notam- ment de la théorie des topics liée aux noms de L. Ratner et K. Agawu, ainsi que des théories plus récentes du geste musical chez des musicologues comme Robert Hatten, Arnie Cox ou Francesco Spampinato. Le travail de Michel Imberty doit être cité à plus forte raison. L’affinité et la complémentarité entre ses recherches et la théorie de l’intonation va jusqu’aux interrogations les plus profondes sur la nature même de l’art musical.
On peut dégager au moins trois aspects fondamentaux qu’elles ont en commun : - le concept de geste en tant que fondement de l’expression musicale ;
la conception dynamique de la forme musicale ;
la recherche des origines de la musique dans l’expression pré-verbale. Le premier aspect consiste dans la similitude entre le concept imbertien de geste et le concept d’intonation chez les théoriciens russes. Il faut noter que ce dernier possède plusieurs facettes. En première approximation, on peut distinguer le sens étroit et le sens large du terme. Au sens étroit, il s’agit d’une sorte de lexème musical, relevant donc du domaine de la sémantique et sémiologie. En revanche, au sens large, l’intonation est un fondement de l’expression musicale en tant que telle. Selon la fameuse formule d’Assa ev, « la musique, est un art du sens intoné ». Le concept de geste chez Imberty recouvre quasi entièrement cet entendement, sachant que celui d’intonation implique également une com- posante gestuelle (pantomime, danse, mimique…). Le deuxième aspect relève de la conception de la forme musicale. Aussi bien chez Assa ev que chez Imberty, la forme, avant d’être un schéma cristallisé, est un processus dynamique. En outre, pour la théorie de l’intonation, la forme entière peut être regardée comme une sorte de macro-intonation complexe. De même, Imberty envisage la forme musicale comme une projection à grande échelle du geste. Le troisième aspect, celui de la recherche des origines de l’expression musicale en deçà de la langue verbale, représente une des préoccupations constantes des fondateurs de la théorie de l’intonation. Chez Imberty, il se manifeste, entre autres, à travers le concept d’enveloppe proto-narrative emprunté à Daniel Stern pour décrire les mécanismes reliant la musique à l’expérience pré-verbale du rapport avec le monde. Mon étude des convergences entre la pensée de Michel Imberty et la théorie de l’intonation est orientée vers une perspective de synthèse et de dépassement de certaines contradic- tions. J’y utilise également quelques thèses issues de mes propres recherches liées aux concepts de geste expressif et d’« empreinte » du geste dans l’espace musical.
Michel Imberty : la psychologie de la musique au-delà des sciences cognitives - 1er jour
Si les travaux de Michel Imberty dans le domaine de la psychologie cognitive de la musique sont connus (Entendre la musique, 1979, Les écritures du temps, 1981), ils ne s’inscrivent dans les courants comportementalistes et structuralistes de l’époque que d’une manière particulière et partielle. Dans ces ouvrages comme dans les nombreux articles qui suivront, progressivement se dégagent deux thèmes interdisciplinaires et surtout une position épistémologique plus proche de celle de l’anthropologie ou de l’ethnomusicologie, position qu’on pourrait qualifier de phénoménologique. Ces deux thèmes sont d’une part la temporalité et /ou le temps musical – le plus ancien dans sa réflexion - , la nature et l’origine de la musicalité humaine d’autre part, concept central développé parallèlement dans l’ouvrage de 2005, La musique creuse le temps. Or c’est aussi dans cet ouvrage que la position phénoménologique du chercheur est affirmée, car la réflexion sur le temps musical pose non seulement des problèmes de cognition au sens classique, mais des problèmes de sens et de signification qui étaient déjà la matière des deux premiers ouvrages. Le sens pose la question de l’intentionnalité, et on ne peut travailler sur la musique – comme sur toute œuvre humaine – sans s’interroger à la fois sur les conduites (du compositeur, de l’exécutant-interprète, de l’auditeur), et sur le sens que ces conduites ont pour ceux qui en sont les actants intentionnels. Plus encore, on ne peut le faire sans s’interroger sur le sens que tout cela prend pour le chercheur lui-même, le sens qu’il donne à sa recherche par rapport à ce que les sujets qu’il interroge en perçoivent eux-mêmes.
En interrogeant la musique à travers un large champ de recherche, qui va des théories psychanalytiques au bouclage du temps dans un parcours « proto-narratif » tel que la biologie contemporaine en relève les traces dans le fonctionnement cérébral, Michel Imberty a ouvert un espace considérable à l'interprétation des faits musicaux, et ses écrits interrogent aussi bien le musicologue et l'analyste de la musique que le psychologue ou le philosophe qui s'intéresse à la manière dont l'être humain donne sens à la temporalité. Ce colloque, intitulé « Michel Imberty, la psychologie de la musique au delà des sciences cognitives » se propose d’accueillir les contributions de chercheurs qui ont été à un moment ou à un autre de leur parcours, marqués par cette pensée qui fait entendre le fait musical sous un angle radicalement renouvelé.
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