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La dialectique, bien connue dans la critique génétique, entre la reproduction de modèles pré- composés et la transgression de ces modèles est un angle d’approche qui permet de se demander comment un compositeur produit une œuvre originale. En effet, l’analyse des esquisses comprise comme une analyse d’un processus créateur donne l’occasion au chercheur de reconstruire une micro-histoire de l’évolution des techniques de composition : longuement apprises par le compositeur au cours de sa formation puis au cours de sa carrière, les techniques de composition sont le fruit d’une transformation de modèles empruntés à des œuvres antérieures d’autres compositeurs ou du compositeur lui-même. D’un point de vue épistémologique, il s’agit moins ici de réinventer la question de la création musicale, que d’approfondir la compréhension du rapport qui se noue entre un modèle et sa transformation dans un acte de composition. Dans le cas de notre étude génétique, un modèle est une technique de composition de base (duplication, carrures, schémas harmoniques), endogène ou exogène au style du compositeur, dont on ne soupçonne l’existence qu’à travers une analyse du processus de composition.
Cet enjeu se pose tout particulièrement dans l’étude du processus de composition des œuvres de Claude Debussy, qui fut habité toute sa vie par un souci d’originalité, souvent revendiqué dans ses écrits publics : « Le musicien (ou l’artiste contemporain) arrivé à la grande notoriété n’a plus qu’une préoccupation. Produire des œuvres personnelles, des œuvres renouvelées autant que possible. » (Claude Debussy, 1987, p. 281). La question du passage entre la formation d’un compositeur et la construction de son autonomie artistique fait l’objet d’un glissement lorsque l’on étudie une période de création tardive dans la vie du compositeur. En effet, la dernière période créatrice chez Debussy, qui s’étend de l’année 1913 à la fin de sa vie, est marquée par un renouvellement musical, que l’on peut expliquer historiquement : le courant symboliste sur lequel Debussy a édifié son premier style musical, et dont Pelléas et Mélisande est l’apogée, n’est plus au goût du jour dans la première décennie du XXe siècle. Si l’invention des techniques de composition est fortement liée au mouvement symboliste dans la première partie de la carrière de Debussy (ce que François Lesure a appelé « les années symbolistes »), un besoin de réinvention des opérateurs de la modernité musicale – l’ensemble des codes musicaux permettant de redéfinir la modernité en regard de la musique du passé – se fait sentir dans une période correspondant à celle de son style tardif (voir Marianne Wheeldon, 2009).
L’abondante correspondance du musicien laisse parfois apparaître, à la fin de sa vie, les doutes qui aliment la réflexion du compositeur sur ses techniques de composition : « Pour une mesure à peu près libre, il y en a vingt qui étouffent sous le poids d’une sourde tradition, dont malgré mes efforts, je reconnais tout de même l’influence hypocrite et lâche. Remarquez qu’il importe peu que cette tradition m’appartienne en propre… c’est tout aussi décevant, car c’est se retrouver sous des masques divers. » (Claude Debussy, 2005, p. 1472-1473). Debussy semble concevoir la composition comme une tentative de réinvention radicale de la musique à chaque œuvre. À ses yeux, cette tentative est vouée à l’échec, tant les formules musicales préfabriquées, qui proviennent de ses œuvres ou de celles d’autres compositeurs, encombrent ses habitudes de composition. Cette représentation de l’acte créateur typiquement romantique élimine des discours de compositeur toute manifestation de l’imitation de modèles. La spécificité de l’étude de la transformation des modèles de composition dans la musique du XIXe siècle et du début du XXe siècle repose sur le camouflage des modèles, bien plus souvent cachés que revendiqués. C’est sur ces présupposés théoriques et biographiques que l’on peut examiner à nouveaux frais le processus de réélaboration des opérateurs de la modernité dans les œuvres de la fin de la vie de Debussy.
Dans l’exemple que nous souhaiterions aborder, la « Sérénade » de la Sonate pour violoncelle et piano de Debussy, on ne peut faire l’économie de l’étude des figures musicales référant au champ extra-musical, sans passer à côté des techniques mises en jeu dans la réinvention de la musique et de ses codes modernes. L’analyse des esquisses de la Sonate pour violoncelle et piano conservées à Winterthur permet de mettre en lumière des transformations de modèles de composition (phrase classique, schémas harmoniques, etc.). Cependant, l’univers poétique dont s’entoure la musique de Debussy n’est pas un vague supplément d’âme, mais un élément essentiel à la compréhension du processus de composition. En effet, l’élaboration de nouveaux codes harmoniques, rythmiques, mélodiques, formels et instrumentaux va de pair avec l’invention de figures qui circulent dans l’œuvre debussyste : ainsi le processus de composition du deuxième mouvement de la Sonate pour violoncelle et piano ne peut être séparé des figures que l’on trouve dans la Boîte à joujoux, les Études pour piano, En blanc et noir, mais aussi le deuxième mouvement de la Sonate pour violon et piano. Loin du malentendu de « Pierrot fâché avec la lune », il s’agit alors, dans la perspective d’une investigation tant génétique qu’esthétique, de décrire des réseaux de figures musicales associées à un sens extra-musical, qui participent à la réinvention des codes de la modernité propres aux œuvres de la fin de la vie du compositeur.
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