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En psychologie cognitive, plusieurs recherches auprès de musiciens experts ont permis de définir ce qui constitue des répétitions efficaces (Parncuttt and McPherson, 2002; Jørgensen and Lehmann 1997), d’identifier le rôle de l’expressivité et les éléments la constituant (A. Friberg & Umberto Battel, 2002, Juslin et Sloboda, 2010) et de décrire les étapes de travail d’une œuvre (Chaffin et al, 2003, Sloboda. 2005), rares sont celles qui abordent le travail de l’interprétation musicale sous l’angle d’un processus de création. En effet, la créativité des interprètes a plutôt été étudiée en situation de performance (Rink 1995, Clarke 2011, Dogantan-Dack, 2012), lors de prestation en concert ou d’enregistrement. Pourtant, comprendre comment s’effectue au jour le jour le travail de création d’une interprétation est essentiel pour former les futurs musiciens dont le jeu sera jugé, en partie, sur son originalité.
Afin d’identifier à quel moment et sous quelle forme se présente le processus de création dans le travail d’interprétation d’une œuvre, Héroux & Fortier (2014) ont développé puis expérimenté une méthodologie, dans une étude pilote, avec un seul sujet musicien professionnel. Bien que les résultats recoupent ceux déjà mentionnés dans la littérature scientifique existante en ce qui concerne les étapes de travail du musicien et l’élaboration d’une image mentale de l’œuvre (Chaffin et al. 2003). Selon Héroux & Fortier (2014), il est pertinent de distinguer, d’une part, l’image formelle, qui réfère à la structure de l’œuvre et à ce que Nattiez (1987) définit comme le langage interne de la musique, et, d’autre part, l’image artistique qui réfère au caractère de l’œuvre et à tout ce qui n’est pas écrit dans la partition, soit le langage externe de la musique (Nattiez 1987). L’image formelle et l’image artistique seraient ainsi deux facettes de la représentation mentale d’une même œuvre. Ainsi, dans leur étude pilote, Héroux & Fortier (2014) ont identifié une nouvelle étape de travail nommée Appropriation artistique qui a permis la réalisation de l’image artistique à travers le travail expressif de l’œuvre. Lors de cette étape, le sujet rattachait le sens musical abstrait de l’œuvre à des éléments extramusicaux inspirés de son vécu, grâce à l’utilisation d’analogies et d’une trame narrative, dans le but de donner un sens plus personnel au texte musical et favorisant, selon lui, une interprétation plus convaincante. La nature du travail effectué durant cette phase reposait sur la recherche d’un sentiment de justesse de l’expressivité du jeu (caractère, nuances, sonorité, phrasé, etc.) que le sujet utilisait pour valider la qualité et l’authenticité de son interprétation musicale. Cette nouvelle étape de travail aurait permis au sujet de donner un caractère unique à l’interprétation par l’utilisation d’analogies et de métaphores (Lubart, 2011), ce qui favoriserait le ressenti d’émotions (Bosse, Jonker M, Treur 2008) et ainsi la création d’une adaptation physique du musicien au caractère de la pièce à interpréter. Cependant, comme on peut généraliser ces résultats, il est important de reproduire l’expérience avec d’autres musiciens pour vérifier la présence d’une telle phase et d’analyser son contenu.
Dans cette communication nous présenterons les résultats partiels d’une recherche qui vise à comprendre le processus créatif de neufs musiciens professionnels dans le travail de l’interprétation d’une même pièce, selon la méthodologie développée par Héroux & Fortier (2014). Nous présenterons le portrait de six des neuf musiciens professionnels ayant travaillé la même pièce solo pour guitare qu’ils n’avaient jamais entendue auparavant, Why, du compositeur américain Andrew York, dans le but de réaliser un enregistrement sonore en studio. Les sujets devaient conclure l’expérience en enregistrant une version finale de la pièce lorsqu’ils jugeaient leur interprétation satisfaisante. Les données ont été collectées de trois manières: 1) la captation audio-visuelle de l’ensemble des répétitions des sujets, accompagnées de verbalisations et d’un questionnaire réflexif, 2) la description des actions posées par les musiciens par un observateur externe et 3) deux types d’entretiens soit d’auto confrontation, une technique de rappel stimulé (Theureau, 2010), et d’explicitation, qui vise à aider les sujets à verbaliser leurs actions telles que vécues dans un moment spécifié. Cette technique permet d’amener à la conscience réfléchie des sujets des aspects de leur vécu qui sont majoritairement de l’ordre de la conscience pré réfléchie, ou conscience en acte (Vermersch 2012). Les données ont été analysées à travers une analyse de contenu des répétitions et par théorisation ancrée (Paillé, 1994) de l’ensemble des données.
L’analyse du contenu des répétitions a révélé la présence d’étapes précises, confirmant les quatre étapes de travail identifiées par Chaffin et al (2003), Scouting-it-out, Section-by- section, Gray stage and Maintenance et la formation d’une Global Image de l’œuvre, chez chacun de nos 6 cas. Les résultats démontrent l’usage de différentes stratégies pour créer une interprétation originale. Les stratégies observées sont cohérentes avec la littérature existante. En effet, nous avons pu observer l’alternance entre la pensée convergente et divergente (Guilford, 1950) et l’usage d’associations créatives (Lubart, 2011). Cependant, si les résultats confirment l’existence de la phase d’appropriation artistique (Héroux & Fortier, 2014) chez la majorité de nos sujets, certaines caractéristiques sont différentes. En effet, pour certains, l’appropriation artistique commence lors de la première répétition, alors que pour d’autres, elle débute seulement lorsque la pièce est mémorisée. Les éléments extramusicaux utilisés par nos sujets pour cette appropriation artistique varient, même si le titre Why et l’indication « With Sorrow » restent déterminants. De plus, pour deux de nos sujets, la recherche d’une appropriation artistique, qui inclut l’utilisation d’éléments extramusicaux, comme des souvenirs ou autres éléments plus personnels, est considérée comme inappropriée.
Cette étude permet de constater la présence d’une appropriation artistique chez la majorité des sujets. Par contre, plutôt qu’une étape de travail qui arrive à un moment précis comme l’on définit Héroux & et Fortier (2012), cette phase semble apparaître à différents moments selon les sujets, en parallèle avec les autres étapes identifiées dans la littérature. Si plusieurs sujets ont besoin d’évoquer des images, d’inventer des trames narratives afin de rendre plus personnel le discours musical abstrait de l’œuvre, d’autres écartent ces stratégies et se positionnent plutôt comme des artisans utilisant divers outils expressifs pour façonner le matériau musical rendant ainsi audible le message intrinsèque de l’œuvre en faisant ressortir la structure et les subtilités du langage musical. Nous pourrions conclure que certains sujets expérimentent l’appropriation artistique avec une conception plus expressionniste, voire symbolique, alors que d’autres avec une conception plus formaliste de la musique.
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