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Entre 1903 et 1904, le compositeur Déodat de Séverac (1872-1921) écrit une suite pour piano intitulée En Languedoc, dans laquelle un ensemble de procédés compositionnels relevant de ce qu’on peut nommer une “écriture imrpovisatrice” envahit le discours musical : la mise en place de silences et de points d’orgue pour marquer les transitions entre sections au sein de chaque pièce, la présence récurrente de traits pianistiques typiques de l’improvisation (gammes et arpèges rapides, glissandos) et surtout la prolifération de schèmes d’ornementation mélodique (appoggiatures, broderies, acciacatures, petites notes…). Cette manière d’écrire pour le piano est remarquable à double titre. D’une part, elle est quasiment absente au sein des compositions pianistiques antérieures de Déodat de Séverac telles que la Sonate en si bémol mineur (1898-1899) ou la suite Le Chant de la Terre (1899-1900) alors qu’elle continuera d’être mise en oeuvre dans les suites pianistiques ultérieures telles que Cerdaña (1908-1911) ou Sous les lauriers roses (1919). D’autre part, elle constitue une marque de fabrique, une manière d’écrire propre à Séverac au regard des autres productions pianistiques du champ musical français des années 1900.
Comment Déodat de Séverac en vient-il à élaborer cette manière d’écrire pour le piano ? Dans cette communication, nous tenterons d’apporter des éléments de réponse à partir d’un cadre d’analyse socio-musicologique centré sur les phénomènes de socialisation - c’est-à- dire, pour aller vite, la façon dont la société, les institutions, les groupes forment et transforment les individus. Loin de nous en tenir à une perspective graphocentrée, il s’agira, à la croisée de la musicologie et de la sociologie, de voir comment il est possible d’articuler la description du matériau musical et la reconstruction d’expériences socialisatrices du compositeur pour saisir la façon dont se constitue un “faire” compositionnel singulier.
Au cours des années 1900, Déodat de Séverac se situe à l’intersection de trois principaux cadres de socialisation : la Schola Cantorum (cette école religieuse de musique fondée par Charles Bordes, Alexandre Guilmant et Vincent d’Indy) ; les cercles de littérateurs régionalistes situés à Paris ; le groupe des “Apaches”. Au cours de ces expériences se sédimentent chez le compositeur des schèmes de pensée et d’action, des représentations esthétiques, des manières de faire, d’écouter, de jouer, des dispositions. À la Schola Cantorum, en premier lieu, Déodat de Séverac s’approprie à partir de 1896 unelogique singulariste. Vincent d’Indy et Charles Bordes l’enjoignent en effet à se révéler par la composition, à exprimer et à développer ce qui serait sa “personnalité” à travers ses oeuvres. C’est auprès des cercles littéraires régionalistes, en second lieu, que Séverac trouve des ressources qu’il juge adéquates à une telle expression de soi. Par sa fréquentation des membres parisiens du Félibrige, à la toute fin des années 1890, se constitue peu à peu le projet d’une esthétique musicale régionaliste. En endossant le rôle de “musicien paysan”, selon ses propres termes, il s’agit pour Séverac de célébrer par la composition musicale les valeurs d’un monde rural qu’il idéalise et qu’il fantasme, notamment la “spontanéité” paysanne. Enfin, à partir de 1902, le compositeur intègre le groupe des Apaches. S’inspirant du rapport hédoniste et relâché à la composition qu’ils promeuvent, Séverac en vient à travailler ce goût de la spontanéité par l’écriture en faisant dialoguer improvisation et composition, c’est-à-dire en réinvestissant des schèmes d’improvisation dans l’écriture de ses œuvres pianistiques. Sa confrontation au matériau musical populaire relevé par les folkloristes languedociens joue également un rôle déterminant dans son travail sur les schèmes d’ornementation.
Ces résultats provisoires s’appuieront sur un travail de thèse en cours, entamé en 2012 au sein de l’UFR de Musicologie à l’Université Paris-Sorbonne. La démarche méthodologique repose sur une mise en lien étroite de trois éléments : une reconstruction des cadres de socialisation dans lesquels s’inscrit le compositeur ; une analyse de contenu de ses écrits ; une analyse musicale de ses oeuvres pianistiques. Les principales sources exploitées sont ainsi les nombreux écrits de Déodat de Séverac, conservés dansles archives familiales mais publiés en partie par Pierre Guillot (Séverac, 1993 ; 2002), ainsi qu’un corpus d’analyse comprenant l’intégralité des pièces pour piano de Séverac.
Par ces pistes d’analyse, nous voudrions surtout ouvrir une fenêtre de dialogue : l’analyse des phénomènes de socialisation a-t-elle quelque chose d’intéressant à dire sur les processus de création musicale, aux côtés d’approches d’inspiration pragmatique prenant en compte les interactions entre le compositeur et son environnement matériel et symbolique, d’approches socio-économiques attentives à la compétition par l’originalité et aux stratégies d’acteurs bayésiens, ou encore d’approches interactionnistes centrées sur la dimension collaborative de la fabrication des oeuvres musicales ? Pourrait-elle leur être complémentaire ? Cette communication a également pour but de discuter les spécificités d’une analyse à partir de sources historiques, lesquelles autorisent notamment un élargissement de la focale temporelle d’observation et l’appréhension d’un processus de création musicale sur le long terme.
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